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Chroniques
Jacques Lenot
Suppliques
À partir de 1982, Jacques Lenot fit amplement connaissance avec l’orgue. Ses Livres se sont depuis largement enrichis et de grandes pages virent peu à peu le jour, comme Mon royaume n'est pas de ce monde, par exemple [lire notre chronique du 17 novembre 2005], ou La Gerusalemme celeste qui invite un ensemble aux côtés de l’instrument [lire notre chronique du 28 avril 2006]. Le Tombeau, comme on le concevait aux temps baroques, jalonne le parcours du compositeur. Écrites en 2010 à la mémoire d’une amie très chère qu’il venait de perdre, les Suppliques sont plutôt un exercice spirituel hérité du XVIIe siècle, une réflexion sur la mort, dans le prolongement des onze répliques de 2007, O vos omnes.
O vos omnes qui transitis per viam, attendite et videte si est dolor sicut dolor meus… disent les Lamentations et autres Répons de Ténèbres. « Vous qui passez par ici, arrêtez-vous et voyez s’il est douleur égale à la mienne… : je demande à l’auditeur de considérer ma souffrance, je lui impose cette réflexion qui n’est pas nécessairement sympathique », nous confie Lenot.
Fort d’un remarquable travail de registration, Jean-Christophe Revel enregistrait il y a tout juste deux ans les sept parties enchaînées de cette pièce de plus d’une heure, sur le grand orgue Zeiger de la Cathédrale de Chambéry – « je ne connais pas d’autre orgue qui sonne comme celui-ci ; m’entendant expliquer la tendresse essentielle de l’œuvre, l’organiste a trouvé l’instrument qu’il fallait ». La première écoute saisit d’emblée par les incises échevelées qui semblent vouloir invectiver un vrombissement en quasi-bourdon, sorte de pédale vocale qui sculpte gravement son intense et intrusive méditation. Domine un récitatif essoufflé mais jamais épuisé, qui dessine son insistance sur la giration hypnotique du vrombissement. Très intérieur jusqu’en sa fragmentation, ce lent énoncé (Narratio) élève en des sévérités jamais âpres une « permanence » troublante, paradoxale. C’est qu’ici, les ruptures n’en sont jamais vraiment, une ténuité indicible conduisant aux discrets moments de floraison de la suite, comme cette « gloire » tendre du deuxième mouvement dont les timbres demeurent feutrés, « humbles », pourrait-on dire.
La couleur change à peine, tisse des moires cousines, amorce des semi-saturations qui râpent en surface un matériau qui ne se laisse pas éroder. Aux anches d’alors ciseler leur aigre protestation (Refutatio), dans une crudité questionneuse, accusatrice peut-être, révoltée sans doute. Le calme revient sans atténuer l’inquiétude. La pratique doit continuer, chercher toujours plus loin, au plus intime, là où « détacher » ce qui doit l’être. Ainsi Digressio I clarifie-t-il sa ligne, plus drue encore, sur la ruine du bourdon initial. Des appels cuivrés amènent la suite : Digressio II d’une douceur aiguë. À la méditation d’alors se déployer, triturant son sujet au cœur d’un mélisme soudain sans angoisse, errance obstinée à la rencontre d’une caresse heuristique.
Avec Jacques Lenot nous avançons peu à peu dans la consolation, au fil d’une partition sérielle d’un bout à l’autre, quoiqu’elle convoque quelques souvenirs de tonalité en guise de brèves transitions – on pourrait presque dire de « cicatrisation des fluides ». Les riches contrastes de Peroratio II projettent une lumière argentée sur cette leçon infinie : sans encore pouvoir parler de sérénité, la paix, assurément.
BB